Extrait du "Tuyau" numéro 5 page 2 ( 12 Août 1915)

séparation

Propos d’un prisonnier
"Aux douches là-dedans"

Une fois par semaine la consigne est de se laver, on envoie les prisonniers "au bain". La corvée journalière fait place à la petite guerre aux parasites qui forment la suite des armées en captivité comme en campagne. Petites puces à la tournure de demoiselles, mondowoschki aux charmes si prenants, poux guerriers étoilés de noir, assurez vos derrières. "On va doucher!"

La devise "Rien dans les poches" est de rigueur, aussi le divertissement nautique lui-même est-il précédé de la recherche d'un coffre-fort. A défaut de grands établissements de Moratorium, vous choisissez un camarade sérieux, de préférence âgé, marié, père de famille. Vous lui collez pêle-mêle, montre, portefeuille, porte-monnaie, en un mot toute votre fortune. J'ai pour ma part depuis près d'un an un coffre universitaire qui me donne toute satisfaction.

Vous avez aussitôt à vous préoccuper du choix d'un déshabillé galant. Sur ce chapitre les modes les plus audacieuses se sont fait jour. Tant et si bien que de peur du "Poilu à la ?", nos gardiens ont dû intervenir et nous imposer comme programme minimum le port du pantalon.. De façon générale la chaussette est abandonnée, la chaussure fait place à la sandale basque, le Képi a presque entièrement disparu. Par contre la question de la chemise est des plus discutées. Pour moi il suffit de rappeler que l'homme heureux n'ayant pas de chemise, le prisonnier de guerre a tous les droits à conserver la sienne, y compris celui à la faire roussir.

Peu à peu artistement drapé de couvertures blanches ou brunes, la gent court-vêtu se rassemble devant la baraque. On fait l'appel et en route.

Déjà là-bas, au delà des grilles du 1er Camp, c'est un grondement sourd, évocateur des champs de bataille anciens. Le bruit se précise, il devient effrayant, nous approchons.

Et voici le petit enclos où nous poireautons béâtement sous le soleil.

Deux heures plus tard nous sommes dans le temple. La salle est comble, le spectacle en vaut la peine. Sous les pommes d'arrosoir de cuivre, Russes et Français, gros et maigres, hommes de chambre et Chefs de Baraque pataugent fraternellement. Des sportifs continuent leurs mouvements rituels. Des batailleurs se marquent la peau d'empreintes roses à faire rêver M Bertillon tandis que des infortunés dont le savon s'est trotté sous la grille de bois, donnent des poses plastiques d'une originalité savoureuse.

Mais le jet devient froid, c'est fini! A huitaine.

H. Saussier