Extrait du "Tuyau" numéro 19 page 3 ( 18 novembre 1915)

séparation

Propos d’un prisonnier
" Le dernier salon où l'on cause"
suite

(...)là, sans la moindre pudeur, se rencontrent et voisinent toutes les classes, hauts dignitaires et petits sujets s'y partagent les honneurs du même trône. On entre, on inspecte les lieux, on s'asseoit et l'on cause. Après l'échange des formules élémentaires de politesses et d'appréciations variées sur la température, la bienséance, et la position aidant, on ne tarde pas à se parler, nous dirons à coeur ouvert. On se laisse aller à des confidences: celui-là, grimaçant, se plaint de n'arriver à ses fins qu'à l'aide de multiples tisanes, cet autre, livide avoue pêcher, par excès contraire, on se congratule, et la conversation ainsi engagée, sur des sujets de brûlante actualité, se poursuit généralement. A l'hôte aimable qui partage avec vous son journal, on veut bien faire part des dernières nouvelles; des tuyaux fantastiques circulent qui crèvent d'ailleurs, dans l'heure. Il n'en est qu'un dont, certains jours, on ne puisse nier le pouvoir et la résistance, et ce n'est pas le moins absorbant. Mais d'autres convives arrivent qui alimentent le flot et ce n'est bientôt plus qu'un brouhaha confus que dominent par intervalles, les imprécations de manocheurs venus là, sur le tard, vider leurs querelles, et liquider leurs affaires, dans un coin, rêveur et solitaire, un lieux, chaux, les ch'otts de son pays.

Le soir, souvent, la réunion se prolonge. La demi obscurité propice à l'évocation des fantômes, fait naître dans les esprits de grandioses chimères. Alors pontifient de subtiles stratèges, pérorent des Dantons enchaînés, et, grisés, par leur propre éloquence, on a vu des orateurs, oubliant l'heure du coucher, faire leur petit Mirabeau et ne vouloir céder qu'à la force des baïonnettes...

La police, dans ces lieux qu'entretient et qu'aseptise une équipe de spécialistes venus directement d'Outre-manche, est assurée par un planton, dont la principal attribution est semble-t-il, de veiller à ce qu'on ne prenne pas le chalet pour un dépotoir, et à ce qu'on ne s'y livre qu'aux seuls exercices commandés par la nature.

A en juger par la nature hétéroclites des objets dont il a constaté la présence dans l'atrium, le planton, croit pouvoir conclure qu'un estomac de prisonnier est aussi complaisant, qu'un estomac d'autruche, on y a, en effet, trouvé de la corde, du bois, de la pierre, du chiffon, des os et des savates. On y a même retrouvé de la chair humaine; ce jour-là cher Relaut, Lucien avait cinq lettres.

Geo