Extrait du "Tuyau" numéro 2 page 3 (22 juillet 1915)

séparation

Variétés

Autour du camp.

S’il fallait de nouveaux exemples pour prouver que la société est chez l’homme une nécessité indispensable, qu’elle lui est un besoin instinctif, qu’elle est pour son existence une condition vitale, on ne pourrait en trouver de plus flagrants qu’ici dans ce camp de Quedlinburg, où les hasards de la guerre nous tiennent enfermés depuis plus d’un an…

Dans presque tous les cas la cause qui décida le rapprochement des êtres fut la différence des sexes. Mais ici la femme n’existe pas : première particularité. Et aucun intérêt quel qu’il soit n’étant un jeu, l’argent perd donc, en grande partie, le rôle qu’il joue dans la société : c’est la deuxième particularité.

Et bien, il s’est formé à Quedlinburg malgré cela une société complète toute composée de petites familles. C’est de celles-là que je veux parler.

Ah ! elles sont bien drôles nos petites familles et comme elles ressemblent peu à celles que nous avons là-bas en France.

Elles sont généralement à deux ou trois personnes, rarement à quatre. Dans chacune il y a la femme. On choisit pour cela la plupart du temps un camarade débrouillard et débarré, qui s’entend à merveille à allumer du feu, à ouvrir les boîtes de conserves, à faire du bon café, de bonne soupe, qui excelle grâce à son audace, à obtenir du (censure), qui connaît les bons endroits, qui sait ou trouver du bois, du sel, de l’huile, en un mot c’est un "Démerdard"; il sait aussi ne jamais aller en corvée et grâce à lui le dîner est prêt, la cuisine est bonne.

C'est lui qui s'occupe des colis, il sait ce qu'il manque et ce qu'il y a de trop, ce qui est bon et ce qui est mauvais. C'est le ministre de l'intérieur. Les autres camarades ce sont les maris, ils ne s'occupent de rien; quand ils arrivent du travail, c'est pour se mettre à table et dire si tout est à leur goût, puis ils mangent tout leur saoul et après cela ils allument un cigare en laissant à Madame le soin de leur servir un délicieux moka. Voilà, cela c'est le bon côté, c'est le bonheur. Mais il en est de nos ménages comme de tout ici-bas; chaque chose à son revers, et,hélas! Nous avons des disputes conjugales, des horribles disputes, il y a des maris exigeants et nos femmes sont souvent irascibles.

Que penser d'une compagne qui, au lieu d'accepter un reproche les yeux baissés toute rougissante, nous répond d'une voix tonitruante en assénant un formidable coup de poing sur la table: Je vais te f… le plat à travers la gueule? Où voulez-vous que s'en aille loger l'amour, raisonnablement? Et les petits mots aigres, les propos épineux tels que ceux-ci: la soupe est un peu trop salée…Ah! Et ta sœur est-ce qu'elle l'a salé? Et si nos moitiés étaient tendres et douces mais elles ont des bras de lutteur, elles sont rouges comme une tranche de gigot bien saignante et barbues comme des sapeurs! Alors où est l'illusion?

Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'il y ait des divorces retentissants, des séparations bruyantes et amères, tout comme dans la vie civile.

Moi qui vous parle, je suis un malheureux. Je me suis marié, j'ai divorcé; j'ai eu une seconde liaison où je fus indignement trompé. Et maintenant j'ai repris une autre femme beaucoup plus âgée que moi mais bien plus sérieuse et aussi plus dévouée. Elle a bon caractère, je lui dois d'exquis chocolats et de savoureuses salades et comme l'expérience m'a rendu tolérant, qu'elle m'a appris que le bonheur n'est jamais pur, même à Quedlinburg, je passe sur bien des choses, le meilleur moment pour un prisonnier n'étant-il pas après tout celui où il oublie le cafard en dégustant un café bien chaud et bien sucré?

Dufil-Barbelé